Les mystères de la maison jaune
La maison jaune est en elle-même un
mystère.
Elle ne ressemble à aucune autre maison
de Sartrouville.
Ces toits sont en terrasses à différents
niveaux,
définissant des zones géométriques
habitables,
parfois sans relations entre elles. On le
saura de l’intérieur à force de s’y perdre.
Un passant, de la rue, devine la
complexité des constructions
sans en percevoir les limites.
L’essentiel, échappant à la vue, s’étend
sur l’arrière, protégé d’un jardin.
La maison jaune est une énigme troublante
pour ceux qui la connaissent sans l’avoir pénétrée.
Elle est sujette à légendes pour les gens
du quartier.
Elle fut abandonnée, on ne sait plus par
qui, ni vraiment quand, allez savoir pourquoi ?
Devenue l’ortskommandantur de l’occupant pendant la Seconde Guerre
mondiale,
ses murs gardent la mémoire d’exactions
nazies.
Elle fut saccagée par les Allemands
fuyant à l’arrivée des alliés récemment débarqués.
Sartrouville avait été gravement
bombardée.
En ce temps d’après guerre, nombreux
étaient ceux à ne savoir où se loger.
La maison jaune restait abandonnée.
Elle entrait dans le champ d’application
de la nouvelle loi donnant au maire le droit de réquisition de tous les locaux
vacants, nécessaires aux logements des familles sans abri,
« en cas d'urgence et à
titre exceptionnel lorsque le défaut de logement de la famille dont il s'agit
est de nature à apporter un trouble grave à l'ordre public ».
Réquisition,
squat légal ou illégal,
nul
ne saura vraiment dans la confusion administrative du moment.
Mes parents s’y installèrent
alors qu’ils vivaient chez mes
grands-parents, avec mon arrière-grand-mère, à cinq adultes
et moi bébé,
sur 55 m2.
On ne peut pas dire que le défaut de
logement était de nature à apporter un trouble grave à l’ordre public,
toutefois…
Mais, revenons à la maison jaune.
Elle était jaune à l’époque,
blanche aujourd’hui.
L’escalier longeant le mur de façade
accède à un perron au premier étage.
Je m’amusais à monter debout sur le garde-corps
aux emmarchements de béton,
jusqu’au jour où je fis une chute,
tête la première, le front sur une souche
d’arbre, taillée en biseau,
au milieu d’une plate-bande du jardin
clos nous séparant de la rue.
La vieille voisine - pour moi elle était
très vieille,
elle avait beaucoup d’enfants, neuf, de
tous les âges,
logés là pour cause de famille très
nombreuse -
alertée la première, elle pansa la plaie
qui saignait beaucoup,
d’un cataplasme de gros sel de cuisine
— Ça cicatrisera mieux, dit-elle à ma
mère affolée par mes hurlements. — J’ai l’habitude. Affirma-t-elle sur un ton
qui n’appelait pas la réplique.
Maman n’a plus rien dit.
Il est vrai que je n’ai aucune cicatrice.
Un hall,
véritable petite salle de spectacle d’une
hauteur sous plafond de cinq mètres,
une scène surélevée en dur
- tout est en béton dans la maison -
un escalier intérieur monte à l’étage,
un couple de jeunes mariés y habitait un
petit logement cubique sous la terrasse supérieure.
Cette partie de la maison est isolée de
celle donnant à l’arrière.
À gauche du mur de façade,
un passage verdoyant donne accès à une
cour intérieure carrée.
En demi-étage et rez-de-jardin, à droite,
s’étire l’appartement occupé par ma soignante,
son vieux mari malade
et ses nombreux enfants.
À l’extrémité, une porte, une entrée, un
escalier mène au second niveau
où logent mes parents.
Une cuisine-salle-d’eau-toilettes, le
tout en un.
La réfection de la plomberie, bricolée
par mon père,
exigeait de concentrer les canalisations
en unité de lieu.
Une grande salle à vivre, sans chauffage
- les radiateurs ont été démontés, les
tuyaux affleurent au plancher,
j’y ai glissé ma première trousse de
crayons de couleurs, un à un.
Plaisir d’enfant sage, j’ai aimé les
entendre cliqueter tombant longuement dans les conduites de la chaudière
hors-service au sous-sol.
Une cuisinière à charbon chauffe toutes
les pièces portes ouvertes.
La chambre des parents - qu’il faut
traverser pour aller nous coucher, mes frères et moi
car nous serons rapidement trois
- ouvre sur un grand balcon terrasse
surplombant la cour, à l’ombre d’un noyer géant.
Mes frères, parlons-en un instant.
Une image, répétitive, me revient.
Jean-Claude, Caucaude doit avoir trois
ans,
Yves, Titi, n’en a pas deux,
chacun occupe un genou de maman.
L’écart d’âge en fera des complices
partageant tout à deux.
Moi ce sera Tintin quand mes frères
seront plus grands, avant de devenir Frère Toc,
par analogie au moine compagnon de
Thierry la Fronde, héros du feuilleton télévisé.
Un peu plus de six ans, distant, je joue,
seul.
À quoi ?
Peu importe, j’ai toujours su m’occuper
seul
- je saurai toujours m’occuper seul -
j’observe discrètement, je comprends,
il n’y a que deux genoux, c’est normal,
je suis bien le plus grand.
— Mais viens donc, ne reste pas seul.
Maman m’a compris, mais je ne vais pas en
chasser un pour prendre sa place.
J’apprendrai très tôt à ignorer mes
désirs
quand ceux des autres m’apparaîtront
légitimement privilégiés.
— Je joue,
m’entendrai-je répondre, légèrement boudeur, sans intention de céder.
Et je ne cèderai
pas.
La maison recèle
des coins et recoins à s’inventer des peurs,
et sa cave les
secrets que les grands y enterrent.
À force de fouiller, j’y ai trouvé
« adolphe »,
le pistolet Walter P38 démonté,
graissé, roulé dans un chiffon par mon père de retour d’une expédition avec une
bande de copains
-
ils avaient 16 ans -
dans
une villa réquisitionnée par un officier supérieur de la Kriegsmarine sur les
quais de la Seine.
Papa
racontera l’histoire dans son livre de mémoire Classe 44 - réfractaire et
maquisard.
Cette
trouvaille me donnera le sentiment de comprendre une remarque de mon grand-père
en colère.
—
Je t’avais dit qu’il fallait le rendre à la Libération. Que veux-tu en faire à
présent ?
Un jour de décembre, je ferai une
nouvelle découverte,
sans être capable d’identifier ce petit
cube de bakélite bleue
avec un gros bouton noir cranté sur le
dessus,
un fil électrique et sa prise de courant,
le tout enroulé dans un chiffon
- décidément une habitude -
caché sous l’établi de menuiserie.
J’imaginais que cela puisse être une
bombe, pourquoi pas…
Quand, à minuit, mon père installera le
train électrique que le père Noël venait de m’apporter,
il branchera le cube, le raccordera aux
voies en m’expliquant
— Ça, c’est un transformateur. C’est un
appareil qui modifie le courant de la prise électrique pour qu’il ne soit pas
dangereux de faire tourner le moteur de la locomotive.
Le
transformateur de mon train électrique aura transformé mes rêves de Noël en une
réalité brutale,
papa est le père
Noël et sa hotte est à la cave.
© Alain MORINAIS
Avant Mes grains de sable au goût de groseilles salées
Suite Il me reste de Poum des grands moments de regards échangés
Avant Mes grains de sable au goût de groseilles salées
Suite Il me reste de Poum des grands moments de regards échangés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Un mot sympathique, un avis avisé, une critique fine… Quel que soit votre commentaire, merci par avance. Alain MORINAIS