2 - Les mystères de la maison jaune

Extrait de Le chemin mène à demain Mes lambeaux de mémoire


Les mystères de la maison jaune


La maison jaune est en elle-même un mystère.
Elle ne ressemble à aucune autre maison de Sartrouville.
Ces toits sont en terrasses à différents niveaux,
définissant des zones géométriques habitables,
parfois sans relations entre elles. On le saura de l’intérieur à force de s’y perdre.
Un passant, de la rue, devine la complexité des constructions
sans en percevoir les limites.
L’essentiel, échappant à la vue, s’étend sur l’arrière, protégé d’un jardin.

La maison jaune est une énigme troublante pour ceux qui la connaissent sans l’avoir pénétrée.
Elle est sujette à légendes pour les gens du quartier.
Elle fut abandonnée, on ne sait plus par qui, ni vraiment quand, allez savoir pourquoi ?
Devenue l’ortskommandantur de l’occupant pendant la Seconde Guerre mondiale,
ses murs gardent la mémoire d’exactions nazies.
Elle fut saccagée par les Allemands fuyant à l’arrivée des alliés récemment débarqués.

Sartrouville avait été gravement bombardée.
En ce temps d’après guerre, nombreux étaient ceux à ne savoir où se loger.
La maison jaune restait abandonnée.
Elle entrait dans le champ d’application de la nouvelle loi donnant au maire le droit de réquisition de tous les locaux vacants, nécessaires aux logements des familles sans abri,
« en cas d'urgence et à titre exceptionnel lorsque le défaut de logement de la famille dont il s'agit est de nature à apporter un trouble grave à l'ordre public ». 
Réquisition, squat légal ou illégal,
nul ne saura vraiment dans la confusion administrative du moment.
Mes parents s’y installèrent
alors qu’ils vivaient chez mes grands-parents, avec mon arrière-grand-mère, à cinq adultes
et moi bébé,
sur 55 m2.
On ne peut pas dire que le défaut de logement était de nature à apporter un trouble grave à l’ordre public, toutefois…

Mais, revenons à la maison jaune.
Elle était jaune à l’époque,
blanche aujourd’hui.
L’escalier longeant le mur de façade accède à un perron au premier étage.
Je m’amusais à monter debout sur le garde-corps aux emmarchements de béton,
jusqu’au jour où je fis une chute,
tête la première, le front sur une souche d’arbre, taillée en biseau,
au milieu d’une plate-bande du jardin clos nous séparant de la rue.
La vieille voisine - pour moi elle était très vieille,
elle avait beaucoup d’enfants, neuf, de tous les âges,
logés là pour cause de famille très nombreuse -
alertée la première, elle pansa la plaie qui saignait beaucoup,
d’un cataplasme de gros sel de cuisine
— Ça cicatrisera mieux, dit-elle à ma mère affolée par mes hurlements. — J’ai l’habitude. Affirma-t-elle sur un ton qui n’appelait pas la réplique.
Maman n’a plus rien dit.
Il est vrai que je n’ai aucune cicatrice.

Un hall,
véritable petite salle de spectacle d’une hauteur sous plafond de cinq mètres,
une scène surélevée en dur
- tout est en béton dans la maison -
un escalier intérieur monte à l’étage,
un couple de jeunes mariés y habitait un petit logement cubique sous la terrasse supérieure.
Cette partie de la maison est isolée de celle donnant à l’arrière.

À gauche du mur de façade,
un passage verdoyant donne accès à une cour intérieure carrée.
En demi-étage et rez-de-jardin, à droite,
s’étire l’appartement occupé par ma soignante, son vieux mari malade
et ses nombreux enfants.

À l’extrémité, une porte, une entrée, un escalier mène au second niveau
où logent mes parents.
Une cuisine-salle-d’eau-toilettes, le tout en un.
La réfection de la plomberie, bricolée par mon père,
exigeait de concentrer les canalisations en unité de lieu.
Une grande salle à vivre, sans chauffage
- les radiateurs ont été démontés, les tuyaux affleurent au plancher,
j’y ai glissé ma première trousse de crayons de couleurs, un à un.
Plaisir d’enfant sage, j’ai aimé les entendre cliqueter tombant longuement dans les conduites de la chaudière hors-service au sous-sol.
Une cuisinière à charbon chauffe toutes les pièces portes ouvertes.
La chambre des parents - qu’il faut traverser pour aller nous coucher, mes frères et moi
car nous serons rapidement trois
- ouvre sur un grand balcon terrasse surplombant la cour, à l’ombre d’un noyer géant.

Mes frères, parlons-en un instant.
Une image, répétitive, me revient.
Jean-Claude, Caucaude doit avoir trois ans,
Yves, Titi, n’en a pas deux,
chacun occupe un genou de maman.
L’écart d’âge en fera des complices partageant tout à deux.
Moi ce sera Tintin quand mes frères seront plus grands, avant de devenir Frère Toc,
par analogie au moine compagnon de Thierry la Fronde, héros du feuilleton télévisé.
Un peu plus de six ans, distant, je joue, seul.
À quoi ?
Peu importe, j’ai toujours su m’occuper seul
- je saurai toujours m’occuper seul -
j’observe discrètement, je comprends,
il n’y a que deux genoux, c’est normal, je suis bien le plus grand.
— Mais viens donc, ne reste pas seul.
Maman m’a compris, mais je ne vais pas en chasser un pour prendre sa place.
J’apprendrai très tôt à ignorer mes désirs
quand ceux des autres m’apparaîtront légitimement privilégiés.
— Je joue, m’entendrai-je répondre, légèrement boudeur, sans intention de céder.
Et je ne cèderai pas.

La maison recèle des coins et recoins à s’inventer des peurs,
et sa cave les secrets que les grands y enterrent.
À force de fouiller, j’y ai trouvé « adolphe »,
le pistolet Walter P38 démonté, graissé, roulé dans un chiffon par mon père de retour d’une expédition avec une bande de copains
- ils avaient 16 ans -
dans une villa réquisitionnée par un officier supérieur de la Kriegsmarine sur les quais de la Seine.
Papa racontera l’histoire dans son livre de mémoire Classe 44 - réfractaire et maquisard.
Cette trouvaille me donnera le sentiment de comprendre une remarque de mon grand-père en colère.
— Je t’avais dit qu’il fallait le rendre à la Libération. Que veux-tu en faire à présent ?

Un jour de décembre, je ferai une nouvelle découverte,
sans être capable d’identifier ce petit cube de bakélite bleue
avec un gros bouton noir cranté sur le dessus,
un fil électrique et sa prise de courant,
le tout enroulé dans un chiffon
- décidément une habitude -
caché sous l’établi de menuiserie.
J’imaginais que cela puisse être une bombe, pourquoi pas…

Quand, à minuit, mon père installera le train électrique que le père Noël venait de m’apporter,
il branchera le cube, le raccordera aux voies en m’expliquant
— Ça, c’est un transformateur. C’est un appareil qui modifie le courant de la prise électrique pour qu’il ne soit pas dangereux de faire tourner le moteur de la locomotive.

Le transformateur de mon train électrique aura transformé mes rêves de Noël en une réalité brutale,
papa est le père Noël et sa hotte est à la cave.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Un mot sympathique, un avis avisé, une critique fine… Quel que soit votre commentaire, merci par avance. Alain MORINAIS