Cette année-là est ma dernière année de
vacances à Lus-la-Croix-Haute en août,
et je quitte Jaurès à Saint-Ouen fin
juillet
pour entrer à Aulagnier en septembre.
J’ai 14 ans le 23 du même mois.
En début d’année scolaire,
comme tous les élèves de 4ème,
j’ai dû passer des tests psychotechniques
et participer à des entretiens
individuels d’orientation
professionnelle.
Au vu de mes résultats, la conseillère, à
qui j’ai fait part de mon goût immodéré pour le dessin
- depuis quelques
mois je dessine chaque semaine une caricature publiée dans l’hebdomadaire local
-
m’a orienté vers une formation de…
dessinateur industriel.
Au printemps, avec Paulo et Jacques, mes
deux meilleurs potes de Saint-Ouen
à qui l’on a conseillé une filière de
formation de nature identique,
nous-nous présentons aux mêmes concours
d’entrées dans des collèges d’enseignement industriel de la région parisienne.
Nous avons fait le choix de ne pas nous
quitter.
Aubaine, nous sommes reçus tous les trois
au CEI Aulagnier à Asnières.
J’ai la deuxième meilleure moyenne
générale du concours. Ils ne sont pas très loin derrière.
Aulagnier était un collège comme il n’en
est plus.
Nous y préparerons un CAP
d’électromécanique en trois ans, de la 4ème à la seconde.
Il nous faudra donc refaire une 4ème,
mais les particularités du programme
technique l’exigent.
Nous y pratiquerons le traitement des
métaux dans un véritable atelier d’usinage
où toutes les machines-outils de l’époque
seront mises à notre disposition.
Nous apprendrons à reproduire, à
maîtriser, à mesurer les phénomènes électriques
dans un laboratoire d’essais digne des
meilleurs équipements industriels.
Nous créerons des installations
électriques filaires normalisées
sur une véritable plateforme
professionnelle.
Les cours de technologies mécanique et
électrique, et de dessin industriel,
s’ajouteront aux matières d’enseignement
général à raison de 45 heures par semaine, samedi inclus,
5 heures d’études obligatoires le soir,
et nous compléterons par 4 heures
facultatives le jeudi matin
pour parfaire notre pratique du dessin,
que nous initierons Paulo, Jacques et moi, et Jean-Louis
- un nouveau dans la petite bande -
avec la complicité du prof concerné qui
fera ouvrir l’école uniquement pour nous.
En attendant cette rentrée scolaire
prometteuse,
je pars serein et bien décidé à profiter,
une fois de plus,
et pour la dernière fois compte tenu de
la limite d’âge,
de ces vacances lussoises.
Dans ce décor que je connais pour l’aimer
par cœur,
les encadrants me sont devenus familiers
et je suis apprécié de tous,
ce qui confère, comme aux quelques
copains parmi les plus anciens,
un statut privilégié, une connivence, une
complaisance,
une sorte de sésame autorisant
l’ouverture de portes habituellement défendues.
Cette année-là est celle de ma
consécration volleyeur émérite,
celle de nos plus belles virées à la
belle étoile,
celle de nos plus belles ascensions
montagnardes,
de nos plus grands jeux de pistes,
mais elle est surtout, celle de Jocelyne.
Jocelyne a 16 ans.
Elle bénéficie d’une dérogation de limite
d’âge.
Je ne me souviens plus très bien
pourquoi.
Elle vit avec sa mère, seules.
Jocelyne a une réputation sulfureuse.
Elle est déjà une jeune fille au corps de
femme admirée, élancée,
d’une beauté sauvage, énigmatique.
Une crinière souple et brune souligne la
douceur de lait d’un visage harmonieux et grave,
où pointe la malice juvénile d’un
sourire,
malgré un regard noir et brûlant.
On la dit courtisée par des hommes, déjà,
et courtisane, aussi.
Les plus folles rumeurs courent avec des
intonations de confidences
mystérieuses et jalouses.
Les copains rient, comme des mômes rient
de la chute d’une histoire d’adultes à laquelle ils ne comprennent pas tout,
mais font semblant de savoir.
Moi, je reste à l’écart et fuis les
commentaires.
J’ai en tête la légende d’un matador.
La lecture de son roman, publié en feuilleton
dans l’Huma,
m’a tenu en haleine des semaines durant
et j’en conserve, encore aujourd’hui, le
parfum d’essence du mystère.
Amoureux fou d’une belle andalouse
inaccessible,
il revêt un soir la tenue de lumière
noire,
celle qu’un torero endosse pour le
dernier combat.
Le combat laissé au taureau,
après avoir ôté sa montera qu’il aura
déposée soigneusement, à l’envers, devant la dame à qui il offre sa mort.
Depuis quelques jours, nous répétons un
spectacle de corrida.
Chacun des copains y joue un rôle précis.
Il y a les chevaux et les taureaux, mimés
à deux ou trois sous des couvertures grises ou noires,
et les picadors, montés sur les potes
pliés en deux.
Il y a la cuadrilla, les banderilleros et
les matadors, naturellement.
Il y a les toreros vedettes, Manuel
Laureano Rodríguez Sánchez, dit Manolete,
et puis il y a Luis
Miguel González Lucas, dit Luis Miguel Dominguín.
Je
suis, Luis Miguel.
Pour
cette soirée unique,
nous
avons recréé une arène immense.
Toute
la colonie, les filles et les garçons de tous les âges, l
es
monitrices et les moniteurs, l’infirmière, le cuisinier et ses aides,
les
femmes de ménage et de service, l’homme d’entretien,
la
chef-mono, le directeur-adjoint, le directeur,
enfin
toute la colo assise en cercle sur les bancs du réfectoire en gradins,
pour
assister à la course de taureaux
dont
chacun conservera la mémoire comme de l’un des spectacles les plus achevés,
l’une
des plus grandes fêtes organisées à l’initiative des colons.
Et
Luis Miguel, ce soir,
a
décidé d’improviser sa mort.
Personne,
pas même les copains en répétition, n’a été prévenu de l’issue finale que j’aie
décidé d’offrir.
On
ne répète pas sa mort.
J’ai
revêtu des habits de lumière noire.
Au
centre de l’arène, j’ai ôté ma montera.
Je
me suis dirigé vers elle.
Et
là, aux pieds de Jocelyne, j’ai déposé soigneusement la toque noire à
l’envers.
Je
lui ai tourné le dos,
et
suis allé face au taureau livré le dernier combat,
dans
le silence de la foule stupéfaite,
avant
qu’un hourra l’emporte dans une explosion de joie,
tous
debout, acclamant les acteurs revenus dans l’arène sous les vivats et les
bravos.
La
nuit reprendra ses droits quand les lumières de la fête s’éteindront,
laissant
la lune nous frayer un chemin entre les bâtiments submergés de ténèbres.
Jocelyne
m’aura pris par la main, m’entraînant à l’écart.
Notre
idylle supplantera les rumeurs
tout
en nourrissant malgré tout les fantasmes jusqu’à la fin du séjour.
Je
retrouverai une Jocelyne tendre et aimante à chacune de nos escapades
couvertes
par une monitrice qui aura trouvé ainsi la manière de les contrôler sans
risques.
Cette
aventure sera l’objet de commentaires à Saint-Ouen
et
de mises en garde de mes parents, bien avant mon retour.
Moi,
je ne dirai rien.
L’on
ne me dira rien non plus,
enfin,
pas tout de suite.
Il
paraît que j’avais la tête de celui qui ne veut rien dire pour que ça se sache.
J’entrerai
à Aulagnier précédé, là encore, de la réputation que me confèrent mes résultats
scolaires.
Extrêmement
positive auprès des professeurs,
elle
me simplifiera toujours la vie.
Lourde
à porter,
elle
sera plus compliquée vis-à-vis de mes camarades de classes
pour
qui le syndrome du premier de la classe est rarement bien vécu,
jusqu’à
ce que Jocelyne vienne m’attendre à la sortie du collège, le mercredi soir.
Alors,
à l’auréole de saint dont m’affublent malgré moi les professeurs,
même
les plus rebelles des élèves m’ajouteront celle du seigneur.
Je
m’attacherai à récuser les deux.
Le
jeudi qui suivra la date de mon quatorzième anniversaire,
mes
parents m’autoriseront à organiser une boum,
la
première, elle sera aussi la dernière, à la maison.
J’inviterai
Paulo, Jacques et deux ou trois autres copains du quartier,
une
voisine et une amie de Jocelyne, copine
de vacances habitant pas trop loin de Paris.
À
l’époque, inviter une fille n’est pas si simple.
C’est
là que ma mère abordera le sujet qui la fâche.
—
Tu ne l’invites pas, j’espère… Elle
s’exprime comme si nous avions déjà abordé le sujet alors qu’il n’en est rien.
—
Je n’en ai pas l’intention… même si
je ne comprends pas ta raison d’espérer… Je fais de même.
—
Tu connais sa réputation. Je souhaite
que tu mettes un terme à cette relation.
—
Je connais sa réputation, mais la
différence avec tant d’autres qui la font, c’est que moi, je la connais, elle,
et pas seulement de réputation.
—
Elle n’est pas faite pour toi.
—
Comment peux-tu dire ça, tu ne la
connais pas. Ou, du moins, tu es sensée ne pas la connaître. À moins que… ce
soit vraiment toi qui m’aies suivi jusqu’au parc Abel Mézière un jeudi
après-midi... Tu manquais de discrétion… Mais, l’avoir vue ne te la fait pas
connaître pour autant. Et tu as pu constater ce jour-là, que nos promenades
sont plus bucoliques qu’érotiques.
L’embarras
de ma mère mettra fin à notre échange.
La
boum de mes quatorze ans se passera entre copains,
assis
sur nos chaises en compagnie de la copine de Lus-la-Croix-Haute,
la
seule fille venue, accompagnée de sa mère qui prendra le café avec la mienne.
L’histoire
de Jocelyne s’achèvera un jour,
je
ne me souviens plus très bien quand, ni comment,
sans
doute comme toutes les amours de jeunesses précoces, ou presque toutes.
Elle
me laisse le souvenir de tendresse d’une si belle amoureuse,
trop
belle pour ne pas se faire prêter les aventures qu’elle ne voulait pas,
fortifiant
l’estime de moi-même tant je n’aurais jamais cru pouvoir un jour rêver d’elle.
À l’issue du premier trimestre à
Aulagnier,
avec la note de 16,86,
j’afficherai la meilleure moyenne
générale jamais obtenue par un élève de 4ème depuis la création du
collège.
Une plaque nominative sera apposée dans
le hall d’entrée de l’école.
J’alternerai par la suite les places de 1er
et de 2ème de la 4ème B.
En 3ème, l’alternance se
poursuivra avec le même élève,
qui finira par occuper définitivement la
première place en seconde.
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