6 - Je suis un enfant de la radio



Extrait de Le chemin mène à demain Mes lambeaux de mémoire


Je suis un enfant de la radio

Les soirées sont longues. 
Je vous parle d’un temps qui ne connaît pas la télévision.
Maman coud ou tricote, seule à la maison.
Les originalités colorées des pulls de ma mère me désigneront
toujours coupable, 
détalant parmi les complices aux couleurs anonymes, 
quand nous aurons des conneries à fuir
sans vouloir se faire prendre.

Mon père est le plus souvent absent, 
sortit en réunions ou à coller des affiches.
Ma mère a beau pleurer, 
il dit que c’est pour l’avenir de ses enfants. 
Moi, je n’aime pas quand maman est triste, 
et je me dis qu’en attendant, il pourrait quand même partager un peu, 
l’avenir n’est pas pour tout de suite.

Bien sûr, je vais le plus souvent me coucher de bonne heure. 
Demain, il faut se lever tôt pour aller à l’école.

Ce soir, papa a offert à maman une TSF. 
Un joli poste en bois ambré vernis, 
avec une façade décorée
de plastique moulé beige et vert tendre encadrant l’habillage perforé du haut-parleur, 
le panneau d’affichage des fréquences, 
quatre gros boutons de réglage 
et, en haut à gauche, un œil magique. 
Une petite lampe verte circulaire fascinante. 
À l’intérieur, une sorte de trèfle dont les feuilles lumineuses bougent 
et s’ouvrent davantage quand la station suffisamment puissante, enfin trouvée, 
mérite d’être écoutée.

Radio-Luxembourg sera la préférée de maman. 
Elle la laissera allumée à longueur de journée, 
accompagnant ses travaux ménagers d’une présence sonore.
Au moment des repas ce sera Sur le banc  
de Carmen et La Hurlette avec Jane Sourza et Raymond Souplex, 
La famille Duraton, avec Jean Carmet,  
Quitte ou double, Ça va bouillir avec Zappy Max - 
Zappy Max que je retrouverai cinquante ans plus tard 
chez l’éditeur de mes Laboureurs d’Espoirs
et puis le soir, oh ! Le soir, le mardi soir surtout deviendra magique, 
comme l’œil de la TSF est magique. 
Je resterai près de maman. 
Je l’aurai pour moi tout seul 
une tolérance me sera accordée pour retarder l’heure du coucher,
mes frères seront déjà au lit 
l’oreille presque collée au poste, 
plongé dans Les faits divers sur Paris-Inter qui deviendront Les maîtres du mystère, 
à découvrir, à frémir, à m’évader, à rêver 
des histoires d’Agatha Christie, d’Edgar Poe, de Conan Doyle, d’Oscar Wilde, 
ou encore de Thomas Narcejac, de Jean Cosmos, de François Billetdoux, 
avec des voix dont les timbres résonnent encore dans mon cinéma sonore imaginaire, 
Michel Bouquet, Jean Négroni, Rosy Varte, Roger Carel, Henri Virlojeux, 
Juliette Gréco, Georges Wilson, et j’en oublie encore un peu.

Je suis un enfant de la radio. 
Entendre un mot exige de le voir pour le comprendre. 
Le sens concret d’un mot n’est-il pas directement lié à l’un de nos sens ? 
Les mots racontent de belles histoires 
qui donnent à voir, à entendre, à sentir, à goûter, à toucher, 
et à les écouter, il nous faut les imaginer pour leur donner du sens. 
Avec la radio, je me faisais mon cinéma. 
Tout comme après une belle lecture, un bon feuilleton radiophonique est toujours déçu 
de la pauvreté de sa transposition en images filmées.  
L’un de mes regrets sera d’avoir fait, comme tous ceux qui suivront, des enfants de la télé. 
Et d’avoir compris trop tard. 
Les images animées ne peuvent rivaliser avec la richesse et la puissance de l’imaginé.


© Alain MORINAIS 

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