10 - Que me reste-t-il d’enfance


Extrait de Le chemin mène à demain Mes lambeaux de mémoire

 Que me reste-t-il d’enfance 


Tout d’abord un trouble.
Il me reste d’enfance le trouble d’une page noire.
La page noire de ma scolarité primaire.
J’ai beau chercher, fouiller, depuis des années, je ne retrouve rien.
Pas le moindre souvenir.
Pas une seule image.
Le noir intégral, de huit heures à seize heures tous les jours de la semaine.
Les réminiscences commencent toujours après seize heures
à l’exception des jeudis riches en souvenirs,
ainsi que les samedis après-midi et les dimanches.
Le temps de l’école est noir.

Avant d’entrer dans ce tunnel,
dont je ne mesure la profondeur que par l’épaisseur de sa noirceur,
il me reste en mémoire une séquence toujours animée.
Après une petite année de maternelle,
je viens, comme les adultes se plaisent fièrement à le proclamer,
d’entrer à la grande école.
L’école des garçons Jules Ferry à Sartrouville, cours préparatoire.

J’ai six ans ce mois-ci.
Je revois le visage de la maîtresse.
Ce sera le premier et le dernier visage d’enseignant dont je garderai la mémoire
jusqu’au deuxième trimestre de la sixième.

Le directeur siffle la fin de la récréation.
Nous-nous figeons sur place.
Le silence, de la cour stoppée net dans ses éclats de voix et ses gestes, est impressionnant.
Gare à celui qui prolongerait sa parole ou son cri dans l’instant.
Il se retrouverait à faire un stage punitif dans le bureau de monsieur le directeur
qui veille personnellement au respect absolu du protocole disciplinaire.
Nous devons maintenir la position dans laquelle le sifflet nous a surpris,
sans avoir le droit de bouger.
Le second signal sifflé nous ordonne d’aller nous mettre en rangs,
en silence,
deux par deux,
face aux instituteurs,
chacun d’eux étant debout à l’emplacement réservé à sa classe.
Nous prenons la distance.
L’espace réglementaire se mesure en tendant le bras jusqu’à toucher l’épaule du camarade qui nous précède.
Puis, l’un après l’autre, les rangs se dirigent vers les classes,
d’un pas se devant d’être calme et tranquille,
tout en témoignant du dynamisme maîtrisé de l’élève motivé.
Arrivé dans la classe, chacun s’en va à son pupitre
et doit se maintenir
raide, tête haute, au droit de sa place, face au tableau noir,
attendant que la maîtresse,
debout sur l’estrade derrière son bureau,
donne l’autorisation de s’asseoir dans un mouvement d’ensemble parfait.

À peine assis, je lève la main, me tortillant sur mon banc.
            M’dame, m’dame…
            Oui…
            M’dame, pipi !
Et la classe me semble exploser dans un déchaînement d’éclats de rires,
que je ne comprends pas dans l’instant,
les uns me désignant du doigt avec des
— Oh ! Lui  — Pipi, m’dame  — Bébé, pipi…
La maîtresse devant intervenir pour rétablir le silence.
            ­On se tait… Qu’est-ce qu’il te prend. Tu ne sais donc pas que la récréation sert d’abord à ça. Aller, vas-y, dépêche-toi, et que ce soit la dernière fois.
Je courrai sous les quolibets
qui reprendront au retour comme à l'aller des pissotières situées au fond de la cour,
sans que l’institutrice intervienne vraiment pour rétablir le calme.

N’est-il pas étonnant que ce soit mon seul souvenir de cette école ?
Jusqu’au trimestre qui précédera mon départ définitif de Sartrouville.
Aurais-je conservé de cet incident cette aversion de l’imprévoyance
qui me taraude encore tant aujourd’hui ?

Durant les cinq années et demie passées à Jules Ferry,
je crois bien n’avoir jamais croisé le regard d’un maître ou d’une maîtresse qui,
tous, n’avaient d’yeux que pour d’autres,
toujours les mêmes d’ailleurs d’une classe à l’autre.
Tout comme je n’ai aucune mémoire
d’une seule interrogation orale personnelle pendant les cours,
ni d’une seule fois où quelqu’un, dans l’enceinte de l’école, se serait adressé à moi
pour me parler de ce qui aurait pu me concerner.
Et ces sentiments d’aujourd’hui, sur cette période de mon enfance,
ne sont que déductions d’évocations familiales
et non de situations mémorables vécues en classe,
car comme je vous l’ai dit, le temps de l’école n’est qu’un trou noir
dont il ne m’est pas permis de voir la matière qui le compose.

Constamment dans le dernier tiers du classement,
je devais galérer en fond de classe,
si ce n’est à fond de cale,
si j’en juge par les efforts vains que je devais fournir,
une fois rentré à la maison, quand ma mère s’acharnait à mes devoirs et leçons.
De cela, je me souviens parfaitement.
Malgré les souffrances d’un apprentissage laborieux,
j’aimais retrouver le bureau que mes parents m’avaient acheté aux Puces de Saint-Ouen.
Un bureau en bois blond ciré comme celui de ma maîtresse.
Ce bureau fut le témoin de cet acharnement à savoir, à comprendre, seul,
sans plus de succès quand ma mère s’en mêlait,
au contraire.

Cette rage d’apprendre par moi-même viendrait-elle des profondeurs du trou noir.

Près de soixante ans plus tard,
je retrouverai sur le net quelques élèves ayant fréquenté Jules Ferry à la même période,
des camarades de classes donc,
sans doute, les mêmes classes, les mêmes années.
Je vérifierai mon absence totale de mémoire malgré les indices, les anecdotes, les souvenirs, les noms des uns et des autres, des instituteurs, des professeurs, qu’ils échangeront sans que cela puisse réveiller en moi quoi que ce soit.

Le jour s’est levé sur ma nuit scolaire après Noël.
J’étais en sixième.
Mes parents annoncèrent notre déménagement programmé en mars.
Nous allions demeurer à Saint-Ouen.
Pour moi, j’allais habiter Paris.
Saint-Ouen, tellement proche de la capitale, grouillante d’une foultitude inconnue,
et si loin d’ici,
si différente.
Sartrouville m’apparaissait, à l’époque, n’être qu’un trou de campagne
sans commune mesure avec la ville,
la vraie,
celle que j’avais découverte à la descente du train, gare Saint-Lazare.

Je devais donc changer d’école au tout début du troisième trimestre.
Tout le monde pronostiquait une catastrophe.
— Vous n’y pensez pas ! Changer d’école en sixième, en cours d’année, quand les lacunes sont si profondes ! — C’est l’échec scolaire définitif assuré. — Il finira, peut-être avec le certificat d’études, et encore, pas sûr…

Je vous ai raconté la séquence d’entrée du tunnel.
Deux scènes illustrent la sortie.

Par une belle journée d’un printemps précoce,
le professeur d’anglais a décidé de faire la classe dans la cour de l’école.
Qu’est-ce qu’il lui a pris ?
C’était bien la première fois que nous sortions du cadre strict d’une organisation imposée par monsieur le directeur.
Nous sommes allés à la cantine chercher soixante-dix chaises
installées en demi-cercle sous les marronniers.
Oui, soixante-dix.
Deux classes de sixième réunies pour un seul cours.
C’était fréquent.
Habituellement, le prof s’asseyait dans l’embrasure de la porte de séparation des deux classes,
assis à califourchon sur sa chaise.
Il ne faisait que parler sans pouvoir utiliser le tableau noir.
Mais là, nous étions en plein air,
le soleil nous faisait des clins d’œil sous les frondaisons,
le ciel était d’un bleu !
The sun shines, the sky is blue, prit ce jour-là un sens vraiment nouveau.
Je me souviens de cette leçon d’anglais, comme si c’était hier,
et je revois le visage du professeur sortant de ma nuit.

La seconde image est tout aussi visuelle que sonore.
Nous sommes en cours de musique.
Disposition habituelle, le prof est assis entre les deux classes réunies.
Il a mis en marche un tourne-disques microsillon, apporté exceptionnellement de chez-lui.
Il nous a demandé d’écouter, la tête dans les bras posés sur notre pupitre.
            Imaginez a-t-il dit. Oubliez la classe. Écoutez. Que vous inspire cette musique ? Imaginez ce que vous voulez. Laissez-vous transporter par la musique.
C’est ainsi que j’aie découvert La Moldau de Smetana
et une passion démesurée pour la musique ne me quittera plus.

L’arrivée à Saint-Ouen fut grandiose !
Tout me paraissait plus grand, plus clair, plus libre, plus vivant.
Les gens plus gais.
Même quand ils ne se connaissaient pas,
ils semblaient partager quelque chose.
Cela tenait peut-être au fait que nous emménagions tous en même temps dans une HLM
tout juste sortie de terre,
avec de grandes baies vitrées, un balcon, des chambres spacieuses,
mon bureau n’était plus dans la cuisine,
nous avions même une salle de bains.
Mes parents étaient heureux, ma mère radieuse.

Mon entrée au collège Jean Jaurès fut remarquée.
Mon professeur principal me reçut personnellement.
Il me présenta à l’ensemble de la classe, en attirant l’attention de tous sur la difficulté à s’intégrer en cours d’année,
exprimant le souhait de voir chacun m’accueillir en camarade,
avec sympathie.
Ce fut le cas.
Je fis très vite de bons copains.
Et tout me parut plus simple.
J’accumulais les observations d’encouragements,
les bonnes notes,
les meilleures places.
Je finis troisième au classement général
avec un prix d’honneur remis par monsieur le maire dans une salle des fêtes bondée,
où les parents endimanchés étaient réunis pour assister à la remise des récompenses aux meilleurs,
appelés sur la scène pour y recevoir des cadeaux.
Je repartirai avec une pile de livres enrubannés sur les bras,
et un 33 tours de la cinquième symphonie de Beethoven qui achèvera ma métamorphose musicale.

La suite de ma scolarité sera un parcours de travail,
de travail et encore de travail,
mais de travail facile,
avec des résultats faisant la fierté de mes parents.
Je ne quitterai plus les places de haut de classement,
jusqu’à être surnommé par mes camarades « le premier de la classe »,
mais ça, c’est une autre histoire à laquelle nous reviendrons sans doute.

Que me reste-t-il de cette enfance ?
De fait, mon enfance n’a pour moi jamais vraiment eu, ni le goût, ni le parfum de l’enfance.
Si l’enfance est insouciance, légèreté, amusement, et fantaisie,
je crois ne plus l’avoir connue dès lors qu’il me fallut aller à l’école primaire.

Il est pourtant, dans ces années noires,
une période différente,
une période que j’aie vécue comme autant de moments exceptionnels,
celle des vacances d’été.
Celle du temps des colonies de vacances.
La colonie !
Ce grand moment de liberté, de camaraderie, de partage, d’indépendance,
de prise de risques, parfois sans contrôle, de grosses bêtises,
mais au final d’apprentissage de la vie ensemble.

J’aimais, quand arrivait mai,
les retrouvailles tant attendues avec les copains de Lus-la-Croix-Haute.
Convoqués à l’infirmerie de l’Alsthom pour la visite médicale obligatoire,
nous découvrions qui serait de la partie l’été suivant.
La colo était mixte,
les garçons et filles étaient séparés dans des bâtiments différents, éloignés l’un de l’autre.

Au pied du Chamousset, face aux Aiguilles et sous la protection du Dévoluy,
le vallon de la Jarjatte devenait chaque année notre terrain d’aventures.

Les randonnées en montagne,
l’ascension du Pic de l’Aigle, facile, c’était pour initier les nouveaux,
la mise en jambes,
et puis, le lever dès l’aube, pour s’attaquer au Grand Ferrand ;
là, c’était pour les confirmés,
retour à la tombée du jour après quinze heures de marche.
Nous-nous écroulions, fourbus, les yeux pleins de rêves en vrai.
Le sommet du Chamousset aussi bien sûr,
que nous montions sans boire, pour ne pas « se couper les pattes » disait-on.
La vue, arrivés là-haut, panoramique sur la vallée et les sommets,
plongeante sur les bâtiments de la colo minuscules tout en bas.
Les jeux de pistes dans le vallon,
la nuit jusqu’aux bergeries des Granges des Forêts.
Nous rentrions après minuit, heureux de fatigue.
Les promenades le long du Buëch au courant torrentiel,
où nous apprenions à nager dans les trous d’eau plus calme.
Les sorties en camp itinérant.
Nous quittions la colo, la tente sur le dos et des provisions pour trois jours de crapahutage.
Les cabanes dans les arbres,
véritable village dans la forêt,
où nous invitions les filles à nous y retrouver pour des goûters communs.
Un bon moyen de faire vraiment connaissance, sous la surveillance de leurs monitrices.

Les cabanes de paille en bottes que nous aménagions en les déplaçant dans la grange du père Mathieu.
Nous-nous y retrouvions clandestinement à l’heure de la sieste.
Les filles étaient les bienvenues,
mais là, sans chaperon, bien entendu.
Pour elles, c’était plus compliqué et beaucoup plus risqué.
Nous, nous avions trouvé le truc.
Pour établir le calme et le silence pendant les deux heures de repos imposé,
les monos exigeaient que nous-nous couchions,
chacun devant être couvert intégralement par un drap tendu de la tête au pied du lit.
C’était le moyen d’empêcher les conversations à vue
et de favoriser l’endormissement.
C’est ainsi que nous tendions les draps sur nos polochons,
avant de quitter la chambre par une porte que tout le monde croyait condamnée.
Nous avions trouvé la clé.
Le calme de la chambrée était tel que les moniteurs pouvaient s’occuper d’eux sans se préoccuper de nous.
La même clé nous permettait des virées nocturnes,
le plus souvent après les veillées de jeux et de chants qui nous réunissaient tous,
chaque semaine, dans le réfectoire ou autour d’un feu de camp.
Quand la colo s’endormait,
nous partions sans but sur les chemins éclairés par la lune
et une torche électrique.
Nous refaisions le monde en marchant la tête dans les étoiles,
et rentrions au cœur de la nuit, grandis de certitudes.

C’était aussi la découverte et la pratique sportive.
Les jeux olympiques organisés en compétition inter-équipes,
avec les entraînements, les éliminatoires sur plusieurs jours, et les grandes finales
où chaque groupe supportait son champion.
Une cérémonie de remise des médailles aux vainqueurs se terminait en une sorte de kermesse,
comme celle où j’étais allé une fois, en cachette, chez les curés à Sartrouville.
Le tour de France, que nous suivions à la radio tous les soirs avant le dîner,
donnait lieu aux courses de petits vélos de plomb, que chacun peignait en atelier,
quand ce n’était pas les jours de vannerie, de poterie, de dessin ou de photographie.

Et puis, il y avait la grande compétition de volley-ball, à Lus, au village,
avec les adultes, les campeurs de la vallée, les moniteurs,
où je fus sélectionné dans l’équipe finaliste du tournoi.
Ce sera la révélation d’une passion sportive qui ne me lâchera plus
jusqu’à atteindre, beaucoup plus tard, le plus haut niveau de mon possible.

Fin août,
quand je rentrais à la maison après deux mois, les premières années,
j’appelais ma mère du prénom de ma monitrice,
et je mettais longtemps à me remettre de tant d’émotions.
Il fallait que le bouillonnement de la vraie vie s’apaise.
À cette époque, la rentrée des classes se faisait à la mi-septembre.
Il me restait le temps de profiter encore de mes rêves.

© Alain MORINAIS

Avant Les mystères de la maison Jaune
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2 commentaires:

  1. Je viens de lire cet extrait de votre livre et je fais actuellement des recherches pour monter une exposition sur les différentes colonies de lus la croix haute avec l'association lus culture. Pourrions-nous nous contacter car je pense que vos souvenirs d'Alsthom nous serait fort utile pour cette exposition.

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Un mot sympathique, un avis avisé, une critique fine… Quel que soit votre commentaire, merci par avance. Alain MORINAIS