12 - L’ado

Extrait de Le chemin mène à demain Mes lambeaux de mémoire

 L’ado


J’ai intégré l’équipe de volley-ball des cadets de l’USMA,
l’Union Sportive Municipale Audonienne,
dès la reprise des entraînements, à la mi-septembre.
Tous les mercredis soir de 20 heures à 22 heures,
nous succédons aux stars de la boxe du Red-Star-Olympique
dans le gymnase des pompiers,
face au stade Ampère, à côté de la piscine.
Je viens toujours un peu avant l’heure
voir Jo Gonzales.
Il est là, à sauter à la corde, à taper dans un sac de sable,
ou sur le ring au sol avec son sparring-partner,
lui, Jo la Foudre,
qui sera sacré quatre fois champion de France
et vice champion olympique.
À le regarder, humble et travailleur,
j’ai compris combien le soin et le temps sont nécessaires à une bonne préparation en dehors de la pratique de la discipline sportive en elle-même.
Avec Michel et Alain, deux coéquipiers, par ailleurs voisins de quartier,
nous compléterons les entraînements officiels
par des séances improvisées
dès que nous disposerons d’un moment commun de liberté.
Il suffira à l’un de siffler sous la fenêtre de l’autre pour le voir rappliquer quand il le pourra.
Les échanges de balles se feront en travers de la rue,
la gardienne de l’immeuble interdisant les jeux de ballons dans la cour.

Les matches du dimanche matin seront programmés,
organisés et encadrés par deux adultes,
dont je regrette d’avoir oublié avec le temps les prénoms,
même si l’image de leur visage me reste bien présente.
Des hommes, comme il en existait encore à l’époque,
d’une disponibilité et d’un dévouement bénévole impensables aujourd’hui,
et sans lesquels rien n’aurait pu se faire
et rien ne se fait plus à présent, de ce point de vue.
Le dimanche au soir,
je rédigerai les articles racontant nos exploits,
mais aussi nos défaites,
publiés dans le Réveil de Saint-Ouen chaque semaine
durant mes cinq années de compétitions cadettes
puis juniors sous les couleurs audoniennes.

Impossible de me remémorer notre palmarès.
Ce n’était d’ailleurs pas vraiment l’objectif.
Nous jouions chaque adversaire pour lui-même,
avec l’envie du beau jeu,
de remporter la victoire bien sûr, mais ça s’arrêtait là,
sans préoccupation d’addition.
Les coupes et les titres venaient, quand ils venaient,
en plus.
C’était l’occasion de la grande fête de l’USMA
au mois de juin,
mais là, nous n’étions plus sur le terrain,
et si la fête comptait, c’était pour le plaisir d’elle-même,
pour le bonheur de découvrir Françoise Hardy
pour la première fois sur scène après la sortie de Tous les garçons et les filles,
pas pour la gloire d’un résultat quelconque.
Nous trouvions la récompense de nos efforts
dans la beauté d’un mouvement collectif
où chacun à sa place contribuait à marquer le point.
Nous avons tant appris de choses par la pratique d’un sport
où l’équipe ne peut-être qu’une et indivisible.

Je fréquente aussi la nouvelle bibliothèque.
Elle abrite un salon discothèque meublé de profonds fauteuils équipés de casques d’écoute individuelle.
Il suffit de sélectionner un vinyle, 33 ou 45 tours,
de le remettre à l’hôtesse, très jolie,
toujours debout derrière son comptoir couvert de plateaux tourne-disques,
et d’aller s’installer pour écouter la musique de son choix.
Ma dernière année à Jaurès m’avait vu récompensé
d’un prix d’honneur avec en cadeau un disque de Duke Ellington.
Je viens ici depuis cette révélation de la musique de jazz.
J’y ai découvert Ella Fitzgerald et Louis Armstrong dans Porgy and Bess,
Sidney Bechet, Art Blakey et les Jazz Messengers,
tout en dessinant à main levée,
mon carton à dessins servant de chevalet posé sur mes genoux.
J’ai besoin de ces moments solitaires
qui caractériseront durablement ma relation à la musique.

Paul est le secrétaire général très actif du service municipal de la jeunesse et de la culture.
Il est l’organisateur de toutes les manifestations culturelles dans la ville.
À ce titre, il collabore à la création du carnaval de Saint-Ouen, de la fête champêtre du Réveil, de spectacles de solidarité dont mon père est l’initiateur.
Paul est devenu un ami de la famille.
Malgré les dix ans et plus qui nous séparent,
nous sommes à présent très proches ;
ni copains, ni frères, ni père et fils, mais une bonne dose de chaque
et un très grand respect mutuel qui forge une amitié particulière,
et reste encore aujourd’hui l’une de mes références fondatrices majeures.

Jean-Pierre, lui, est un copain
avec qui je partage la même contestation des injustices
d’un monde que nous rêvons tout haut de chambouler.
Nous avons créé l’embryon d’un cercle de jeunes communistes.
Nous-nous réunissons régulièrement chez Jean-Pierre
et nous tentons d’accompagner, à notre manière,
autonomes,
les combats sociaux de nos aînés.

J’ai demandé à Paul d’intercéder en notre faveur
au niveau municipal,
et d’obtenir pour nous la possibilité de nous réunir dans un local communal.

La réponse du maire sera
la fourniture de pots de peinture et de matériels de restauration d’une cave laissée à l’abandon.
Nous y bosserons les jeudis et dimanches après-midi,
avant de pouvoir y organiser nos réunions,
des assemblées-débats, mais aussi les boums des jeudis
et quelques rencontres artistiques,
qui deviendront autant de rendez-vous appréciés de la jeunesse audonienne.

Nous aurons le privilège d’y recevoir Jean Ferrat,
bien avant qu’il devienne l’artiste reconnu,
célébré de tous quelques mois plus tard.
Je le revois encore,
modeste et réservé,
dans son costume de velours côtelé beige clair,
sa chemise bleue cravatée,
interpréter comme il le fera plus tard devant des salles combles,
mais cette fois, seulement pour la vingtaine de copains réunis ce jour-là,
des titres qui régneront bientôt sur toutes les ondes des radios nationales.
Nous échangerons ensuite avec cet immense artiste
qui se révélera partager chaleureusement nos idéaux.

Difficile aujourd’hui,
pour un adolescent, d’imaginer une jeunesse
vécue avec la guerre pour horizon.
Depuis 1956, le contingent est appelé à faire une guerre qui tait son nom et ses horreurs en Algérie.

J’ai eu pour camarade de classe le fils de Harry Salem,
dit Henri Alleg.
Henri Alleg est un journaliste franco-algérien
membre du parti communiste français,
ancien directeur d’Alger Républicain. 
Il est l’auteur de La Question.
Un ouvrage écrit en prison interdit par la censure.
Il y dénonce la torture pratiquée par l’armée française.
Il  témoigne des sévices qu’il a lui-même subi.
Le livre circule clandestinement.
Il est l’objet de nos conversations permanentes,
souvent jusque très tard dans la nuit.
Avec Salem, nous refaisons le monde
après nos réunions de la JC.
Traversant Saint-Ouen à pied par les rues désertées,
nous-nous raccompagnons mutuellement,
chez l’un,
puis chez l’autre,
retour chez l’un, retour chez l’autre,
en navettes bavardes incessantes jusqu’à épuisement.

La paix en Algérie devient notre préoccupation première.
Les attentats de l’OAS nous mobilisent.
J’ai été particulièrement marqué par l’adhésion de ma mère
qui, dans la nuit de la tentative du putsch d’Alger,
a rejoint spontanément les rangs du parti communiste.
Depuis, avec mes camarades,
nous prenons notre place dans les tours de gardes nocturnes
des locaux de la JC,
sensibles aux attentats.
Je participerai à ma première manifestation
pour la paix en Algérie et contre l’OAS.
Ce sera Charonne, 9 morts et plus de 250 blessés.
Je serai délégué à Évian.
Nous porterons une pétition
soutenant les négociations en cours entre la France et le gouvernement provisoire de la  République algérienne.
Elles déboucheront sur un cessez-le-feu et la fin du conflit, après le referendum d’autodétermination.

Au retour d’Évian,
j’adhère au parti communiste,
contre l’avis de mes parents.
Il me trouve bien jeune pour un tel engagement.

J’apprends alors à écrire des discours avec France Nouvelle,
l’hebdomadaire du comité central du parti.
Je recopie et réécris des articles en modifiant le vocabulaire
et la syntaxe, sans changer le sens du texte,
enfin, j’essaye.
Je découvre ainsi un exercice de compréhension
qui me permet de confronter rapidement ma façon de voir les choses
avec l’expression politique officielle.
Je découvre aussi très-très vite,
combien le parti ne supporte pas les nuances.

Qu’à cela ne tienne !
Je poursuivrai dans cette voie,
comprenant que c’est la seule façon de rester en accord avec moi-même.
Au départ, ça ne prêtera pas à conséquences.
— Il est bien trop jeune pour encore tout comprendre… disaient-ils.


Avant 11 - La légende du matador

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