7 - De la maison jaune à l’Îlot

Extrait de Le chemin mène à demain Mes lambeaux de mémoire

7 - De la maison jaune à l’Îlot


Si je ne vois plus rien une fois franchie la porte d’entrée de l’école,
j’en connais le chemin qui à pied y conduit.
Partant de la maison jaune, je m’arrêtais au bout de la rue Lamartine,
à l’angle de l’avenue montant en pente légère jusqu’à traverser le passage à niveau,
avant de redescendre jusqu’au pont du chemin de fer.
Guyguy, mon p’tit copain d’avant que ses parents deviennent ceux des miens pour longtemps,
habitait chez ses parents bien sûr,
mais ils croupissaient dans la cave puant l’ombre humide
de dessous la coquette maison de meulière de la belle-mère de son père,
que je croyais sorcière.
Heureusement, elle ne sortait plus
à l’heure des écoliers parcourant les rues en bandes joyeuses
et prenant tant de plaisir à tirer sa sonnette.
Elle n’aimait pas les rires et les cris des enfants.
Ils le lui rendaient bien.
Elle obligeait tout ce monde hébergé sous ses pieds.
Guyguy avait trois sœurs, une aînée de trois ans plus âgée,
et des jumelles encore bébés.
Tous devaient parler sans jamais élever la voix
et surtout ne pas brailler,
sous peine, disait-elle, de devoir les chasser de chez-elle.
Je descendais chaque matin chercher Guy
avec le sentiment réjoui de le tirer de son trou vers la lumière.
Guyguy était si petit. Je pensais qu’il ne poussait pas par manque de soleil.
Remontant les marches au plus vite pour fuir et prendre l’air,
nous courrions,
franchissant le passage à niveau des trains de marchandises,
jusqu’au pont qui enjambe les voies de voyageurs.
Là, le chauffeur de la locomotive, passant dessous toujours à l’heure,
nous lâchait un paquet de vapeur chaude
enveloppant les parapets et la route d’un épais nuage blanc.
Nous disparaissions
l’espace d’un instant
dans cette nuée immaculée et ouatée.
Le brouillard dissipé,
nous courrions de l’autre côté du pont voir le train s’éloigner,
emportant avec lui ses voitures bondées de passagers filant vers des destinations que nous imaginions  inconnues.

Les trains,
les voies de chemin de fer
deviendront notre univers
quand nous devrons déloger de la maison jaune pour nous installer dans l’îlot.
L’îlot, comme son nom l’indique,
est une petite île,
non pas cernée d’eau, mais au milieu d’un nœud ferroviaire.
Une bande de terre coupée de la ville par la voie des marchandises la contournant d’un côté,
et les lignes de voyageurs parallèles profilant l’autre.
Et une rue, une seule,
la rue de l’Îlot,
traversant dans la longueur
et passant les rails à niveau à chaque bout par une barrière manuelle et un portillon,
seuls passages à pied pour rejoindre la ville.
Les rares automobilistes voulant franchir la voie
devaient descendre d’auto pour relever la barrière à la main
et, bien la refermer après être passés.
C’est sur cet îlot que fut créée dans les années cinquante la cité d’urgence
dans laquelle nous serons contraints d’emménager.

J’évoque dans un poème ma maison jaune,
squattée « officiellement » après la guerre par mes parents,
une famille vraiment très nombreuse et un couple de copains.

Un jour, le propriétaire, que l’on a dit émigré en Suisse, est réapparu.
Après avoir visité sa maison,
il remercia mon père du travail réalisé pour réhabiliter et entretenir son bien.
— Ne vous inquiétez pas, vous pouvez rester. Je n’ai pas l’intention de changer quoi que ce soit. Soyez heureux ici.
Et pourtant, quelques temps plus tard,
la police vint demander à mes parents et leurs voisins de bien vouloir quitter les lieux.
Ce que personne ne fit.
Nous étions en pleine crise du logement d’après guerre. Les solutions n’existaient pas.
Quand la police revint pour nous déloger avec huissier et serrurier,
en quelques minutes, le système d’alerte mis en place par les communistes du quartier
rassembla des dizaines d’habitants,
surtout des habitantes massées devant la porte avec enfants et bébés dans des poussettes,
empêchant l’expulsion par la force.
Devant la détermination de la population solidaire,
la décision des autorités fut suspendue dans l’attente d’une solution de relogement.
Et, quelques mois plus tard, quand la cité de l’îlot fut achevée dans l’urgence,
nous dûmes déménager dans ces baraques
- mon père disait des cabanes à lapins -
alignées de plain-pied en longues barres parallèles,
subdivisées pour accueillir des familles entassées, chacune sur si peu de mètres au carré.  
Nous quittions une grande maison et son jardin pour un petit deux pièces
- la chambre des parents, et celle aux lits pliants que nous partagions mes petits frères et moi,
et la cuisine à tout y faire
- au milieu d’un bungalow préfabriqué, partagé dans sa longueur en six logements attribués à des familles plus ou moins nombreuses
Le seul point d’eau était à l’évier.
Chacun prenait son tour pour se débarbouiller à l’heure du petit-déjeuner.
La grande toilette attendait le dimanche.
Le grand luxe de l’été était le tub chauffé au soleil
- pour le luxe, il valait quand même mieux prendre le premier tour -
devant la porte d’entrée ouvrant directement sur la voie de passage entre deux baraquements.
Mon père consacrait de nombreuses soirées d’hivers,
très rudes ces années-là,
chez les uns et les autres, à colmater les fuites des canalisations gelées.
Sans isolation, ni autre source de chauffage,
seule la cuisinière à charbon rayonnait et nous réchauffait jusqu’après minuit.
Au matin, le lever était plutôt glacé.
Nous retardions le moment d’aller se cailler aux toilettes, au fond du cellier, frigorifiés.
Pourtant, ma mère, debout très tôt,
nettoyait, rechargeait et rallumait le fourneau avec le coke tombé des tenders que nous ramassions sur le ballaste de la voie de chemin de fer.

Dans le bungalow face au nôtre,
à quelques mètres de notre porte,
il y avait des gens dont on se demandait ce qu’ils pouvaient bien faire là,
tant ils nous paraissaient de bonne bourgeoisie.
Leur case était coquette,
décorée avec goût de riches tentures et meublée de bois précieux.
Ils avaient une fille, une grande jeune fille, jeune et jolie.
Elle possédait un électrophone à chargeur automatique,
sur lequel elle empilait plusieurs disques microsillons, même des « trente centimètres ».
Ils se plaçaient automatiquement sur le plateau de lecture.
Cela représentait des heures de musique continue.
Elle nous en faisait profiter l’été en ouvrant sa fenêtre.
Assis sur la marche d’entrée,
j’écoutais, espérant la voir passer dans l’encadrement.
Ce fut mon premier contact avec la musique classique.
J’avoue qu’alors ce n’était pas vraiment mon centre d’intérêt,
mes rêves étaient ailleurs,
mais, n’étaient-ils pas portés par des symphonies.

©Alain MORINAIS 

Avant 6 - Je suis un enfant de la radio
Suite 8 - Au-delà de l'ïlot

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Un mot sympathique, un avis avisé, une critique fine… Quel que soit votre commentaire, merci par avance. Alain MORINAIS