8 - Au-delà de l’Îlot

Extrait de Le chemin mène à demain Mes lambeaux de mémoire


Au-delà de l’Îlot


Je fais seul le chemin de l’école,
traversant le passage à niveau non gardé, à chaque aller et retour.
Guyguy et sa petite famille s’en sont allés habiter un vrai et bel appartement,
enfin, une HLM à Clignancourt, dans le 18ème arrondissement de Paris.
J’emprunte la rue Faidherbe.
Mes grands-parents paternels et mon arrière-grand-mère sont propriétaires d’une petite maison au 39.

Mémème tient absolument à ce que ses petits et arrière-petits-enfants
reçoivent un enseignement musical et sachent jouer d’un instrument.
Le violon de préférence,
même si mon père l’avait très vite troqué contre un banjo et un harmonica,
préférant la country aux sonates.

Mes parents durent donc m’inscrire à l’harmonie municipale,
seul moyen financièrement accessible pour apprendre le solfège à Sartrouville.
Deux années de jeudis après-midi seront en partie sacrifiées à la lecture musicale,
sous le kiosque à musique de la place du marché,
sans pouvoir toucher le moindre instrument.
La pratique m’est promise au terme de cet apprentissage,
vécu comme un long châtiment.
J’alterne entre
la tentation d’une initiative mettant mes parents dans l’obligation d’interrompre le supplice.
Comment ?
Je ne sais pas trop, mais j’en ai souvent l’envie,
jusqu’à ce que le rêve d’une guitare reprenne le dessus
et me conduise à l’inaction et à l’acceptation de la torture.

Et puis viendra le jour,
ce moment tant attendu de l’attribution de l’instrument
avec lequel je pourrai enfin donner du son à la bibliothèque musicale.
Cet instrument, remis solennellement lors d’une cérémonie de l’harmonie,
ne sera autre qu’un clairon.
Voilà comment l’on aura mis fin, ce jour-là, à mes ambitions d’instrumentiste.

Après le solfège,
je m’en vais à pied, de la gare jusqu’au gymnase du vieux pays,
pour une séance d’entraînement de l’Union Sportive de Sartrouville.

Gymnastique au sol et agrès sont au programme des minimes.
J’adore les soleils et les sauts de l’ange au cheval de voltige,
et je reste parfois en arrêt,
oubliant mes exercices imposés, devant l’impressionnante agilité des juniors à la barre fixe,
et leur puissance musculaire aux anneaux et au cheval d’arçons.

L’apothéose sera la fête sportive à laquelle nous participerons en fin d’année scolaire,
dans l’immensité du stade de la Croix de Berny,
devenu aujourd’hui un parc résidentiel, près de Paris.
Des clubs de la région parisienne seront réunis là par dizaines
pour une démonstration de gymnastique populaire.
De cette superbe journée ensoleillée sur fond de ciel bleu lumineux,
je garderai l’image du spectacle grandiose des mouvements d’ensemble
associant des centaines de gymnastes, tous vêtus de blanc,
enchaînant des figures réglées au millimètre sur un tapis de mousse vert tendre.
Et il me restera la perception et le goût de l’harmonie,
obtenue par des gens qui ne se connaissaient pas,
éloignés les uns des autres, souvent si différents,
et qui, par la volonté et le travail,
parviennent à atteindre un objectif commun,
à l’unisson, bien au-delà de ce qu’ils pourraient obtenir isolément.

Parfois, il m’arrive de sécher le cours de gym pour une séance de cinéma au Floréal.
Davy Crockett, Michel Strogoff, Vingt mille lieues sous les mers, Rose Marie,
la conférence de Joseph Grelier présentant son film tourné à la découverte des sources de l’Orénoque,
Le monde du silence du commandant Cousteau.

Les petites vacances sont des moments de partages avec les camarades de classes.
Ceux dont je me sens le plus proche émotionnellement sans doute.
Nous allons chez l’un ou chez l’autre,
et c’est l’occasion de découvrir les particularités de jeux de l’un et de l’autre.
Quand je dis chez l’un, chez l’autre,
ce n’est pas chez-moi, car chez-moi c’est l’Îlot, et l’Îlot n’est pas la ville,
c’est un monde à part,
il faut franchir les voies, rares sont ceux qui s’y risquent,
et les parents l’interdisent aux enfants.

Ne me demandez pas de quels copains il s’agit,
ni de quelles classes ils étaient,
car si je revois bien encore aujourd’hui leur visage et leur chez-soi,
tout ce qui les relie à l’école est passé aux oubliettes de l’histoire.

L’un d’eux a des parents commerçants et des moyens paraissant supérieurs à la moyenne.
Sa mère nous initie à la photographie.
Elle a un superbe appareil, très compliqué.
Cela ne me rebute pas, elle explique très bien.
J’aime les après-midi que nous passons à chasser l’image.
La lumière, dit-elle.
Nous multiplions les clichés chacun à notre tour.
Je crois que je serais peut-être devenu photographe,
s’il n’y avait eu le temps d’attente des tirages sur papier.
Je ne supportais pas de constater si tard, de retour du labo,
les erreurs à corriger, alors que j’avais oublié les détails du réglage fautif.

Je ne toucherai plus un appareil jusqu’à l’apparition du numérique,
quarante-quatre ans plus tard.
De ce jour, la photo ne me quittera plus,
comme un besoin de combler tout ce temps perdu du fait de mon impatience imbécile.
J’aurai toujours eu l’impatience de la chose réalisée ou tout juste à ma portée,
mais aussi une patience contraire,
exceptionnelle je crois,
méticuleuse, ordonnée, consciencieuse, la patience de l’en cours de la chose à créer.

Depuis que Guyguy est à Paris, je le retrouve pour la journée presque tous les dimanches.
Nos parents nous ont inscrits dans le même groupe de Vaillants parisiens,
sillonnant la région en sorties champêtres et culturelles,
en pique-niques et jeux de plein air ou à couvert par tous les temps.

Et puis, nous connaîtrons la première télé, chez Guy -
la nôtre viendra beaucoup-beaucoup plus tard -
et le film du dimanche soir.
Nos parents se décideront souvent à dîner les restes du midi.
Nous-nous installerons devant une image pâlichonne sursautant,
bien que le père de Guyguy ait tâtonné longuement pour trouver la moins mauvaise position de l’antenne, à bout de bras, et finir par la caler sur un tabouret ou la percher sur le haut du buffet.

Si je retrouve Guyguy le dimanche aux Vaillants,
je ne cache pas aimer y retrouver surtout sa cousine.
Car si les sorties sont organisées pour les garçons, elles le sont aussi pour les Vaillantes.
Nous sommes aux prémices de la mixité.
Il y a bien la sœur de Guy, dont nos parents disent vouloir nous marier.
Certes en plaisantant, mais ça m’agace.
Mais alors ! ça m’agace, énormément.
D’abord parce que je ne l’aime pas.
Elle est moche et méchante, enfin c’est comme ça que je la perçois.
Pour la méchanceté, elle démontrera un jour combien j’avais raison.
Et puis, et surtout, parce que moi, c’est la cousine que j’aime. Michelle.
Michelle sera mon premier grand amour d’enfance.
Nous irons camper à Baillet-en-France, tous ensemble, les parents et leurs copains.
Là où la grande famille des camarades du syndicat se retrouvait à faire les ponts de fins de semaines les jours fériés.
Et nous profiterons des longs moments de leurs discussions sous les auvents,
à refaire une fois de plus un monde toujours plus juste.
Les arbres de la forêt se souviennent sans doute de nos premiers baisers.
Marchant main dans la main, nous-nous arrêtions sous chacun d’eux à ne plus finir de s’embrasser.


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