Au-delà de l’Îlot
Je fais seul le chemin de l’école,
traversant le passage à niveau non gardé,
à chaque aller et retour.
Guyguy et sa petite famille s’en sont
allés habiter un vrai et bel appartement,
enfin, une HLM à Clignancourt, dans le 18ème
arrondissement de Paris.
J’emprunte la rue Faidherbe.
Mes grands-parents paternels et mon
arrière-grand-mère sont propriétaires d’une petite maison au 39.
Mémème tient absolument à ce que ses
petits et arrière-petits-enfants
reçoivent un enseignement musical et
sachent jouer d’un instrument.
Le violon de préférence,
même si mon père l’avait très vite troqué
contre un banjo et un harmonica,
préférant la country aux sonates.
Mes parents durent donc m’inscrire à
l’harmonie municipale,
seul moyen financièrement accessible pour
apprendre le solfège à Sartrouville.
Deux années de jeudis après-midi seront
en partie sacrifiées à la lecture musicale,
sous le kiosque à musique de la place du
marché,
sans pouvoir toucher le moindre
instrument.
La pratique m’est promise au terme de cet
apprentissage,
vécu comme un long châtiment.
J’alterne entre
la tentation d’une initiative mettant mes
parents dans l’obligation d’interrompre le supplice.
Comment ?
Je ne sais pas trop, mais j’en ai souvent
l’envie,
jusqu’à ce que le rêve d’une guitare
reprenne le dessus
et me conduise à l’inaction et à
l’acceptation de la torture.
Et puis viendra le jour,
ce moment tant attendu de l’attribution
de l’instrument
avec lequel je pourrai enfin donner du
son à la bibliothèque musicale.
Cet instrument, remis solennellement lors
d’une cérémonie de l’harmonie,
ne sera autre qu’un clairon.
Voilà comment l’on aura mis fin, ce
jour-là, à mes ambitions d’instrumentiste.
Après le solfège,
je m’en vais à pied, de la gare jusqu’au
gymnase du vieux pays,
pour une séance d’entraînement de l’Union
Sportive de Sartrouville.
Gymnastique au sol et agrès sont au
programme des minimes.
J’adore les soleils et les sauts de
l’ange au cheval de voltige,
et je reste parfois en arrêt,
oubliant mes exercices imposés, devant
l’impressionnante agilité des juniors à la barre fixe,
et leur puissance musculaire aux anneaux
et au cheval d’arçons.
L’apothéose sera la fête sportive à
laquelle nous participerons en fin d’année scolaire,
dans l’immensité du stade de la Croix de
Berny,
devenu aujourd’hui un parc résidentiel,
près de Paris.
Des clubs de la région parisienne seront
réunis là par dizaines
pour une démonstration de gymnastique
populaire.
De cette superbe journée ensoleillée sur
fond de ciel bleu lumineux,
je garderai l’image du spectacle
grandiose des mouvements d’ensemble
associant des centaines de gymnastes,
tous vêtus de blanc,
enchaînant des figures réglées au
millimètre sur un tapis de mousse vert tendre.
Et il me restera la perception et le goût
de l’harmonie,
obtenue par des gens qui ne se
connaissaient pas,
éloignés les uns des autres, souvent si
différents,
et qui, par la volonté et le travail,
parviennent à atteindre un objectif
commun,
à l’unisson, bien au-delà de ce qu’ils
pourraient obtenir isolément.
Parfois, il m’arrive de sécher le cours
de gym pour une séance de cinéma au Floréal.
Davy
Crockett, Michel Strogoff, Vingt mille lieues sous les mers, Rose Marie,
la conférence de Joseph Grelier
présentant son film tourné à la découverte des sources de l’Orénoque,
Le
monde du silence du
commandant Cousteau.
Les petites vacances sont des moments de
partages avec les camarades de classes.
Ceux dont je me sens le plus proche
émotionnellement sans doute.
Nous allons chez l’un ou chez l’autre,
et c’est l’occasion de découvrir les
particularités de jeux de l’un et de l’autre.
Quand je dis chez l’un, chez l’autre,
ce n’est pas chez-moi, car chez-moi c’est
l’Îlot, et l’Îlot n’est pas la ville,
c’est un monde à part,
il faut franchir les voies, rares sont
ceux qui s’y risquent,
et les parents l’interdisent aux enfants.
Ne me demandez pas de quels copains il
s’agit,
ni de quelles classes ils étaient,
car si je revois bien encore aujourd’hui
leur visage et leur chez-soi,
tout ce qui les relie à l’école est passé
aux oubliettes de l’histoire.
L’un d’eux a des parents commerçants et
des moyens paraissant supérieurs à la moyenne.
Sa mère nous initie à la photographie.
Elle a un superbe appareil, très
compliqué.
Cela ne me rebute pas, elle explique très
bien.
J’aime les après-midi que nous passons à
chasser l’image.
La lumière, dit-elle.
Nous multiplions les clichés chacun à
notre tour.
Je crois que je serais peut-être devenu
photographe,
s’il n’y avait eu le temps d’attente des
tirages sur papier.
Je ne supportais pas de constater si
tard, de retour du labo,
les erreurs à corriger, alors que j’avais
oublié les détails du réglage fautif.
Je ne toucherai plus un appareil jusqu’à
l’apparition du numérique,
quarante-quatre ans plus tard.
De ce jour, la photo ne me quittera plus,
comme un besoin de combler tout ce temps
perdu du fait de mon impatience imbécile.
J’aurai toujours eu l’impatience de la
chose réalisée ou tout juste à ma portée,
mais aussi une patience contraire,
exceptionnelle je crois,
méticuleuse, ordonnée, consciencieuse, la
patience de l’en cours de la chose à créer.
Depuis que Guyguy est à Paris, je le
retrouve pour la journée presque tous les dimanches.
Nos parents nous ont inscrits dans le
même groupe de Vaillants parisiens,
sillonnant la région en sorties
champêtres et culturelles,
en pique-niques et jeux de plein air ou à
couvert par tous les temps.
Et puis, nous connaîtrons la première
télé, chez Guy -
la nôtre viendra beaucoup-beaucoup plus
tard -
et le film du dimanche soir.
Nos parents se décideront souvent à dîner
les restes du midi.
Nous-nous installerons devant une image
pâlichonne sursautant,
bien que le père de Guyguy ait tâtonné
longuement pour trouver la moins mauvaise position de l’antenne, à bout de
bras, et finir par la caler sur un tabouret ou la percher sur le haut du
buffet.
Si je retrouve Guyguy le dimanche aux
Vaillants,
je ne cache pas aimer y retrouver surtout
sa cousine.
Car si les sorties sont organisées pour
les garçons, elles le sont aussi pour les Vaillantes.
Nous sommes aux prémices de la mixité.
Il y a bien la sœur de Guy, dont nos
parents disent vouloir nous marier.
Certes en plaisantant, mais ça m’agace.
Mais alors ! ça m’agace, énormément.
D’abord parce que je ne l’aime pas.
Elle est moche et méchante, enfin c’est
comme ça que je la perçois.
Pour la méchanceté, elle démontrera un
jour combien j’avais raison.
Et puis, et surtout, parce que moi, c’est
la cousine que j’aime. Michelle.
Michelle sera mon premier grand amour
d’enfance.
Nous irons camper à Baillet-en-France,
tous ensemble, les parents et leurs copains.
Là où la grande famille des camarades du
syndicat se retrouvait à faire les ponts de fins de semaines les jours fériés.
Et nous profiterons des longs moments de
leurs discussions sous les auvents,
à refaire une fois de plus un monde
toujours plus juste.
Les arbres de la forêt se souviennent
sans doute de nos premiers baisers.
Marchant main dans
la main, nous-nous arrêtions sous chacun d’eux à ne plus finir de s’embrasser.
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