Tout d’abord un trouble.
Il me reste d’enfance le trouble d’une
page noire.
La page noire de ma scolarité primaire.
J’ai beau chercher, fouiller, depuis des
années, je ne retrouve rien.
Pas le moindre souvenir.
Pas une seule image.
Le noir intégral, de huit heures à seize
heures tous les jours de la semaine.
Les réminiscences commencent toujours
après seize heures
à l’exception des jeudis riches en
souvenirs,
ainsi que les samedis après-midi et les
dimanches.
Le temps de l’école est noir.
Avant d’entrer dans ce
tunnel,
dont je ne mesure la
profondeur que par l’épaisseur de sa noirceur,
il me reste en mémoire
une séquence toujours animée.
Après une petite année
de maternelle,
je viens, comme les
adultes se plaisent fièrement à le proclamer,
d’entrer à la grande
école.
L’école des garçons
Jules Ferry à Sartrouville, cours préparatoire.
J’ai six ans ce
mois-ci.
Je revois le visage de
la maîtresse.
Ce sera le premier et
le dernier visage d’enseignant dont je garderai la mémoire
jusqu’au deuxième
trimestre de la sixième.
Le directeur siffle la
fin de la récréation.
Nous-nous figeons sur
place.
Le silence, de la cour
stoppée net dans ses éclats de voix et ses gestes, est impressionnant.
Gare à celui qui
prolongerait sa parole ou son cri dans l’instant.
Il se retrouverait à
faire un stage punitif dans le bureau de monsieur le directeur
qui veille
personnellement au respect absolu du protocole disciplinaire.
Nous devons maintenir
la position dans laquelle le sifflet nous a surpris,
sans avoir le droit de
bouger.
Le second signal
sifflé nous ordonne d’aller nous mettre en rangs,
en silence,
deux par deux,
face aux instituteurs,
chacun d’eux étant
debout à l’emplacement réservé à sa classe.
Nous prenons la
distance.
L’espace réglementaire
se mesure en tendant le bras jusqu’à toucher l’épaule du camarade qui nous
précède.
Puis, l’un après
l’autre, les rangs se dirigent vers les classes,
d’un pas se devant
d’être calme et tranquille,
tout en témoignant du
dynamisme maîtrisé de l’élève motivé.
Arrivé dans la classe,
chacun s’en va à son pupitre
et doit se maintenir
raide, tête haute, au
droit de sa place, face au tableau noir,
attendant que la
maîtresse,
debout sur l’estrade
derrière son bureau,
donne l’autorisation
de s’asseoir dans un mouvement d’ensemble parfait.
À peine assis, je lève
la main, me tortillant sur mon banc.
—
M’dame, m’dame…
—
Oui…
—
M’dame, pipi !
Et la classe me semble
exploser dans un déchaînement d’éclats de rires,
que je ne comprends
pas dans l’instant,
les uns me désignant
du doigt avec des
— Oh ! Lui — Pipi, m’dame — Bébé, pipi…
La maîtresse devant
intervenir pour rétablir le silence.
—
On se tait… Qu’est-ce qu’il te prend. Tu
ne sais donc pas que la récréation sert d’abord à ça. Aller, vas-y,
dépêche-toi, et que ce soit la dernière fois.
Je courrai sous les
quolibets
qui reprendront au
retour comme à l'aller des pissotières situées au fond de la cour,
sans que
l’institutrice intervienne vraiment pour rétablir le calme.
N’est-il
pas étonnant que ce soit mon seul souvenir de cette école ?
Jusqu’au
trimestre qui précédera mon départ définitif de Sartrouville.
Aurais-je
conservé de cet incident cette aversion de l’imprévoyance
qui
me taraude encore tant aujourd’hui ?
Durant
les cinq années et demie passées à Jules Ferry,
je
crois bien n’avoir jamais croisé le regard d’un maître ou d’une maîtresse qui,
tous,
n’avaient d’yeux que pour d’autres,
toujours
les mêmes d’ailleurs d’une classe à l’autre.
Tout
comme je n’ai aucune mémoire
d’une
seule interrogation orale personnelle pendant les cours,
ni
d’une seule fois où quelqu’un, dans l’enceinte de l’école, se serait adressé à
moi
pour
me parler de ce qui aurait pu me concerner.
Et
ces sentiments d’aujourd’hui, sur cette période de mon enfance,
ne
sont que déductions d’évocations familiales
et
non de situations mémorables vécues en classe,
car
comme je vous l’ai dit, le temps de l’école n’est qu’un trou noir
dont
il ne m’est pas permis de voir la matière qui le compose.
Constamment
dans le dernier tiers du classement,
je
devais galérer en fond de classe,
si
ce n’est à fond de cale,
si
j’en juge par les efforts vains que je devais fournir,
une
fois rentré à la maison, quand ma mère s’acharnait à mes devoirs et leçons.
De
cela, je me souviens parfaitement.
Malgré
les souffrances d’un apprentissage laborieux,
j’aimais
retrouver le bureau que mes parents m’avaient acheté aux Puces de Saint-Ouen.
Un
bureau en bois blond ciré comme celui de ma maîtresse.
Ce
bureau fut le témoin de cet acharnement à savoir, à comprendre, seul,
sans
plus de succès quand ma mère s’en mêlait,
au
contraire.
Cette
rage d’apprendre par moi-même viendrait-elle des profondeurs du trou noir.
Près
de soixante ans plus tard,
je
retrouverai sur le net quelques élèves ayant fréquenté Jules Ferry à la même
période,
des
camarades de classes donc,
sans
doute, les mêmes classes, les mêmes années.
Je
vérifierai mon absence totale de mémoire malgré les indices, les anecdotes, les
souvenirs, les noms des uns et des autres, des instituteurs, des professeurs,
qu’ils échangeront sans que cela puisse réveiller en moi quoi que ce soit.
Le
jour s’est levé sur ma nuit scolaire après Noël.
J’étais
en sixième.
Mes
parents annoncèrent notre déménagement programmé en mars.
Nous
allions demeurer à Saint-Ouen.
Pour
moi, j’allais habiter Paris.
Saint-Ouen,
tellement proche de la capitale, grouillante d’une foultitude inconnue,
et
si loin d’ici,
si
différente.
Sartrouville
m’apparaissait, à l’époque, n’être qu’un trou de campagne
sans
commune mesure avec la ville,
la
vraie,
celle
que j’avais découverte à la descente du train, gare Saint-Lazare.
Je
devais donc changer d’école au tout début du troisième trimestre.
Tout
le monde pronostiquait une catastrophe.
—
Vous n’y pensez pas ! Changer d’école en sixième, en cours d’année, quand
les lacunes sont si profondes ! — C’est l’échec scolaire définitif assuré.
— Il finira, peut-être avec le certificat d’études, et encore, pas sûr…
Je
vous ai raconté la séquence d’entrée du tunnel.
Deux
scènes illustrent la sortie.
Par
une belle journée d’un printemps précoce,
le
professeur d’anglais a décidé de faire la classe dans la cour de l’école.
Qu’est-ce
qu’il lui a pris ?
C’était
bien la première fois que nous sortions du cadre strict d’une organisation
imposée par monsieur le directeur.
Nous
sommes allés à la cantine chercher soixante-dix chaises
installées
en demi-cercle sous les marronniers.
Oui,
soixante-dix.
Deux
classes de sixième réunies pour un seul cours.
C’était
fréquent.
Habituellement,
le prof s’asseyait dans l’embrasure de la porte de séparation des deux classes,
assis
à califourchon sur sa chaise.
Il
ne faisait que parler sans pouvoir utiliser le tableau noir.
Mais
là, nous étions en plein air,
le
soleil nous faisait des clins d’œil sous les frondaisons,
le
ciel était d’un bleu !
The
sun shines, the sky is blue, prit ce jour-là un sens vraiment nouveau.
Je
me souviens de cette leçon d’anglais, comme si c’était hier,
et
je revois le visage du professeur sortant de ma nuit.
La
seconde image est tout aussi visuelle que sonore.
Nous
sommes en cours de musique.
Disposition
habituelle, le prof est assis entre les deux classes réunies.
Il
a mis en marche un tourne-disques microsillon, apporté exceptionnellement de
chez-lui.
Il
nous a demandé d’écouter, la tête dans les bras posés sur notre pupitre.
—
Imaginez a-t-il dit. Oubliez la classe. Écoutez. Que vous inspire cette
musique ? Imaginez ce que vous voulez. Laissez-vous transporter par la
musique.
C’est
ainsi que j’aie découvert La Moldau
de Smetana
et
une passion démesurée pour la musique ne me quittera plus.
L’arrivée
à Saint-Ouen fut grandiose !
Tout
me paraissait plus grand, plus clair, plus libre, plus vivant.
Les
gens plus gais.
Même
quand ils ne se connaissaient pas,
ils
semblaient partager quelque chose.
Cela
tenait peut-être au fait que nous emménagions tous en même temps dans une HLM
tout
juste sortie de terre,
avec
de grandes baies vitrées, un balcon, des chambres spacieuses,
mon
bureau n’était plus dans la cuisine,
nous
avions même une salle de bains.
Mes
parents étaient heureux, ma mère radieuse.
Mon
entrée au collège Jean Jaurès fut remarquée.
Mon
professeur principal me reçut personnellement.
Il
me présenta à l’ensemble de la classe, en attirant l’attention de tous sur la
difficulté à s’intégrer en cours d’année,
exprimant
le souhait de voir chacun m’accueillir en camarade,
avec
sympathie.
Ce
fut le cas.
Je
fis très vite de bons copains.
Et
tout me parut plus simple.
J’accumulais
les observations d’encouragements,
les
bonnes notes,
les
meilleures places.
Je
finis troisième au classement général
avec
un prix d’honneur remis par monsieur le maire dans une salle des fêtes bondée,
où
les parents endimanchés étaient réunis pour assister à la remise des
récompenses aux meilleurs,
appelés
sur la scène pour y recevoir des cadeaux.
Je
repartirai avec une pile de livres enrubannés sur les bras,
et
un 33 tours de la cinquième symphonie de Beethoven qui achèvera ma métamorphose
musicale.
La
suite de ma scolarité sera un parcours de travail,
de
travail et encore de travail,
mais
de travail facile,
avec
des résultats faisant la fierté de mes parents.
Je
ne quitterai plus les places de haut de classement,
jusqu’à
être surnommé par mes camarades « le premier de la classe »,
mais
ça, c’est une autre histoire à laquelle nous reviendrons sans doute.
Que
me reste-t-il de cette enfance ?
De
fait, mon enfance n’a pour moi jamais vraiment eu, ni le goût, ni le parfum de
l’enfance.
Si
l’enfance est insouciance, légèreté, amusement, et fantaisie,
je
crois ne plus l’avoir connue dès lors qu’il me fallut aller à l’école primaire.
Il
est pourtant, dans ces années noires,
une
période différente,
une
période que j’aie vécue comme autant de moments exceptionnels,
celle
des vacances d’été.
Celle
du temps des colonies de vacances.
La
colonie !
Ce
grand moment de liberté, de camaraderie, de partage, d’indépendance,
de
prise de risques, parfois sans contrôle, de grosses bêtises,
mais
au final d’apprentissage de la vie ensemble.
J’aimais,
quand arrivait mai,
les
retrouvailles tant attendues avec les copains de Lus-la-Croix-Haute.
Convoqués
à l’infirmerie de l’Alsthom pour la visite médicale obligatoire,
nous
découvrions qui serait de la partie l’été suivant.
La
colo était mixte,
les
garçons et filles étaient séparés dans des bâtiments différents, éloignés l’un
de l’autre.
Au
pied du Chamousset, face aux Aiguilles et sous la protection du Dévoluy,
le
vallon de la Jarjatte devenait chaque année notre terrain d’aventures.
Les
randonnées en montagne,
l’ascension
du Pic de l’Aigle, facile, c’était pour initier les nouveaux,
la
mise en jambes,
et
puis, le lever dès l’aube, pour s’attaquer au Grand Ferrand ;
là,
c’était pour les confirmés,
retour
à la tombée du jour après quinze heures de marche.
Nous-nous
écroulions, fourbus, les yeux pleins de rêves en vrai.
Le
sommet du Chamousset aussi bien sûr,
que
nous montions sans boire, pour ne pas « se couper les pattes »
disait-on.
La
vue, arrivés là-haut, panoramique sur la vallée et les sommets,
plongeante
sur les bâtiments de la colo minuscules tout en bas.
Les
jeux de pistes dans le vallon,
la
nuit jusqu’aux bergeries des Granges des Forêts.
Nous
rentrions après minuit, heureux de fatigue.
Les
promenades le long du Buëch au courant torrentiel,
où
nous apprenions à nager dans les trous d’eau plus calme.
Les
sorties en camp itinérant.
Nous
quittions la colo, la tente sur le dos et des provisions pour trois jours de
crapahutage.
Les
cabanes dans les arbres,
véritable
village dans la forêt,
où
nous invitions les filles à nous y retrouver pour des goûters communs.
Un
bon moyen de faire vraiment connaissance, sous la surveillance de leurs
monitrices.
Les
cabanes de paille en bottes que nous aménagions en les déplaçant dans la grange
du père Mathieu.
Nous-nous
y retrouvions clandestinement à l’heure de la sieste.
Les
filles étaient les bienvenues,
mais
là, sans chaperon, bien entendu.
Pour
elles, c’était plus compliqué et beaucoup plus risqué.
Nous,
nous avions trouvé le truc.
Pour
établir le calme et le silence pendant les deux heures de repos imposé,
les
monos exigeaient que nous-nous couchions,
chacun
devant être couvert intégralement par un drap tendu de la tête au pied du lit.
C’était
le moyen d’empêcher les conversations à vue
et
de favoriser l’endormissement.
C’est
ainsi que nous tendions les draps sur nos polochons,
avant
de quitter la chambre par une porte que tout le monde croyait condamnée.
Nous
avions trouvé la clé.
Le
calme de la chambrée était tel que les moniteurs pouvaient s’occuper d’eux sans
se préoccuper de nous.
La
même clé nous permettait des virées nocturnes,
le
plus souvent après les veillées de jeux et de chants qui nous réunissaient
tous,
chaque
semaine, dans le réfectoire ou autour d’un feu de camp.
Quand
la colo s’endormait,
nous
partions sans but sur les chemins éclairés par la lune
et
une torche électrique.
Nous
refaisions le monde en marchant la tête dans les étoiles,
et
rentrions au cœur de la nuit, grandis de certitudes.
C’était
aussi la découverte et la pratique sportive.
Les
jeux olympiques organisés en compétition inter-équipes,
avec
les entraînements, les éliminatoires sur plusieurs jours, et les grandes
finales
où
chaque groupe supportait son champion.
Une
cérémonie de remise des médailles aux vainqueurs se terminait en une sorte de
kermesse,
comme
celle où j’étais allé une fois, en cachette, chez les curés à Sartrouville.
Le
tour de France, que nous suivions à la radio tous les soirs avant le dîner,
donnait
lieu aux courses de petits vélos de plomb, que chacun peignait en atelier,
quand
ce n’était pas les jours de vannerie, de poterie, de dessin ou de photographie.
Et
puis, il y avait la grande compétition de volley-ball, à Lus, au village,
avec
les adultes, les campeurs de la vallée, les moniteurs,
où
je fus sélectionné dans l’équipe finaliste du tournoi.
Ce
sera la révélation d’une passion sportive qui ne me lâchera plus
jusqu’à
atteindre, beaucoup plus tard, le plus haut niveau de mon possible.
Fin
août,
quand
je rentrais à la maison après deux mois, les premières années,
j’appelais
ma mère du prénom de ma monitrice,
et
je mettais longtemps à me remettre de tant d’émotions.
Il
fallait que le bouillonnement de la vraie vie s’apaise.
À cette époque, la rentrée des classes se faisait à la
mi-septembre.
Il me restait le temps de profiter encore de mes rêves.
Je viens de lire cet extrait de votre livre et je fais actuellement des recherches pour monter une exposition sur les différentes colonies de lus la croix haute avec l'association lus culture. Pourrions-nous nous contacter car je pense que vos souvenirs d'Alsthom nous serait fort utile pour cette exposition.
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